Aurélie Foglia : Harmonies polémiques des Contemplations

Communication au colloque d'agrégation des 4-5 novembre 2016
Ce texte peut être téléchargé au format pdf


Quand il arrive au Victor Hugo des Contemplations d’évoquer « l’harmonie », ou « les harmonies », il reprend un mot signé, un mot lamartinien. En 1830, Lamartine se l’est approprié pour en forger un sous-genre, haussé à la hauteur d’un titre, Harmonies poétiques et religieuses. Les Méditations poétiques, dès 1820, constituent un antécédent de poids, qui éclaire encore davantage une telle logique de création générique, de même que les Recueillements poétiques, en 1839, en marquent un autre jalon. Les Contemplations viennent s’inscrire, en 1856, dans la même démarche générative[1]. Car il ne suffit plus de couler les vers dans des modèles préexistants, tels que l’élégie, l’ode ou la ballade – le premier titre de Victor Hugo, Odes et Poésies diverses, paru en 1822, et devenu rapidement Odes et Ballades, s’inscrit encore dans cette tradition –. Rejetant les étiquettes ancestrales et la prédominance du prosodique, Lamartine revendique des formes-sens inédites qui, sans s’y soustraire, rendent secondaire le choix de la strophe et du mètre, au profit d’un nouveau mode de poésie qui lui permette d’énoncer et de penser son propre rapport au monde, et de montrer qu’elle le fait. Le geste est fondateur : le poète crée la forme de sa propre poésie en la nommant. Il provoque ainsi une sortie du genre à l’intérieur même de la poésie, pour la poursuivre autrement, à l’écart des catégories antérieures, dans un geste inaugural d’autonomisation de la voix.

En marge des codes répertoriés et des classifications classiques du poétique, les méditations, les harmonies, les recueillements lamartiniens et, dans leur sillage, les contemplations hugoliennes, sont donc des poèmes affectés d’emblée de qualités spécifiques, qui décrivent un mode d’être et définissent un rapport au monde. Ils se désignent comme tels avec insistance, affichant pour titre ce mode opératoire. Ce sont des dispositifs ; et ce sont des dispositions (intérieures). De l’extérieur, rien n’est changé, ou pas grand-chose – le lecteur retrouve sans désarroi, malgré quelques audaces, l’appareil ostensible du vers et ses rouages bien rodés. Pourtant, la différence touche à l’essentiel. C’est pourquoi la poésie en première personne ne peut être réduite au bavardage narcissique qu’on a tant pu reprocher, par la suite, au lyrisme romantisme : elle relie essentiellement l’expression à l’expérience, s’appuyant sur sa nature unique/partageable, et, ce faisant, modifie en profondeur sa définition même.

 

Le précédent lamartinien

Qu’est-ce qu’une harmonie ? Lamartine s’est engagé auprès de son éditeur à la définir, dans un prologue au recueil des Harmonies poétiques et religieuses. Cependant, il commence sa « lettre à M. d’Esgrigny », datée de Saint-Point, le 4 octobre 1849, par un déni de préface, pour lui substituer un long récit, celui d’un retour dans le Mâconnais natal, marqué par la rencontre avec le vieux « père Dutemps ». La prose narrative remplace le développement théorique. Mais ce n’est pas uniquement une facilité à laquelle cèderait un poète très peu poéticien, qui se déclare en outre « incapable de diversion littéraire quelconque », en ces temps de désastre personnel sur tous les plans. Les similitudes avec le parcours hugolien sont assez frappantes pour être signalées : la mort de sa fille unique en 1832, l’échec sanglant aux élections à la présidence de la République en 1848, à quoi s’ajoute la vente forcée de ses biens, tout concourt à faire de Lamartine un exilé de l’intérieur, devenu l’ombre de lui-même. Aussi l’éviction du discours théorique doit-elle être interprétée comme un geste intégralement signifiant : l’harmonie ne peut être saisie que dans le drame de la vie, ses étapes cruciales et les sensations les plus infimes qui l’animent. C’est poser que les harmonies ne sont pas de la littérature ; qu’elles sont « des poésie réelles et non feintes, qui sentent moins le poëte que l’homme même[2] ». Autrement dit encore, la poésie, refusant d’être réductible plus longtemps au vieil outillage rhétorique et mythologique qui servait sa virtuosité, s’est déplacée de l’art (conçu comme maîtrise technique) vers le sujet (entendu dans son expressivité naturelle), même si son individualité ne laisse pas d’être problématique. Lamartine se contente donc in fine d’insérer cette lettre du retour vers son passé, afin qu’elle tienne lieu de préface.

 

Rien ne peut mieux expliquer ce que c’est qu’une harmonie : la jeunesse qui s’éveille, l’amour qui rêve, l’œil qui contemple, l’âme qui s’élève, la prière qui invoque, le deuil qui pleure, le Dieu qui console, l’extase qui chante, la raison qui pense, la passion qui se brise, la tombe qui se ferme, tous les bruits de la vie dans un cœur sonore, ce sont ces harmonies. Il y en autant qu’il y a de palpitations sur la fibre infinie de l’émotion humaine. J’en ai écrit quelques-unes en vers, d’autres en prose ; des milliers d’autres n’ont jamais retenti que dans mon sein. Que le lecteur s’écoute lui-même sentir et vivre, il en notera de plus mélodieuses et de plus vraies que celles-ci. La vie est un cantique dont toute âme est une voix[3].

 

« L’œil qui contemple » est, strictement, une harmonie. Dans le lexique lamartinien, cette dernière est décrite comme une forme-sens qui contient tout, qui permet de rendre compte de tout ce qui se joue sur l’instrument humain. Et c’est pourquoi la fin de la lettre-préface, prenant à parti le lecteur, l’incite à « trouver une sympathie dans ces accords[4] » et à lire en lui-même : il est potentiellement le poète de ses propres émotions. Les harmonies constituent ainsi un mode d’emploi qui donne accès à soi et tend à substituer le lecteur à l’auteur. Une telle réversibilité, on le sait, devient une loi explicite dans Les Contemplations : « Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une[5]. »

Lamartine reste inévitable, et Hugo est obligé de s’en souvenir, à son grand dam. Dans Victor Hugo, Le temps de la contemplation, Jean Gaudon le montre, autour de 1830[6], happé par l’inévitable prestige de son aîné, capable d’admiration[7], mais aussi soucieux d’éclipser un rival de taille[8], inventeur de monde, et cédant souvent à la tentation du pastiche. Les « harmonies » sont des « pages de sa vie intérieure », écrit Lamartine dans l’avertissement qui ouvre son recueil. Les contemplations hugoliennes, en écho, retracent « les Mémoires d’une âme[9] ». Elles participent de la même logique énumérative, destinée à synthétiser le divers, qu’il soit joyeux ou tragique, qui vient donner sa scansion à toute existence :

 

Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes, vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre.

 

Les énumérations de la préface, par lesquelles Hugo définit ce que sont les contemplations, frôlent la reprise textuelle de la fin du prologue qu’a donné Lamartine aux Harmonies. La multiplicité, là aussi, se résout en « tout » avec une insistance encore accrue : un principe puissant d’unification de l’expérience humaine est à l’œuvre. La contemplation, comme l’harmonie, peuvent ainsi être décrites comme des dispositions intérieures à vocation totalisante, en écho, on s’en souvient, à cette formule de Hugo dans la préface des Odes et Ballades, en 1822 : « la poésie c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout[10] ». Baudelaire[11] ne manquera pas de mettre cette dimension en lumière, quand il critique la spécialisation des poètes, au profit de l’ambition de « tout peindre », « depuis le visible jusqu’à l’invisible, depuis le ciel jusqu’à l’enfer » : Hugo est pour lui ce poète universel.

La contemplation hugolienne, après la méditation, l’harmonie et le recueillement lamartiniens, et dans leur continuité, formule un nouveau mode de lisibilité du monde. Dans leur ambition d’exhaustivité clairement assumée, ces formes de poétisation du dire mettent en relation le moi et le cosmos, le visible et l’invisible : qui veut faire monde doit convoquer le tout. C’est pourquoi elles permettent, par la condensation chronologique d’une vie, à la fois l’individualisation et l’universalisation extrêmes de la voix. En effet, le poète parle de tout, et il ne peut parler qu’à partir de soi, centre kaléidoscopique des sensations, des pensées et des souvenirs : le moi est à lui-même une somme. Pour tout un chacun, l’ego circonscrit avant tout un lieu irremplaçable d’expérimentation et de preuve. Puisque l’homme est engagé dangereusement dans le temps, le poème vaut comme mécanisme mémoriel ; il circonscrit un lieu de ranimation précaire, traversé par le souffle fragile de fantômes, s’offrant comme un instrument de résurrection sans illusion. Une formidable entreprise d’harmonisation est à l’œuvre : Hugo en a mesuré le risque.

 

Le temps de l’harmonie

La nature, selon Baudelaire, se présente à nous sous plusieurs états simultanés, « forme, attitude et mouvement, lumière et couleur, son et harmonie. La musique des vers de Victor Hugo s’adapte aux profondes harmonies de la nature[12]. » L’harmonie revient au rythme de l’univers. Véritable nébuleuse sémantique, le mot a une polysémie puissante. Par opposition à la linéarité de la mélodie, elle présente une dimension verticale, parce qu’elle est science des accords. Mais ce sens technique s’est vite dilué dans une acception plus vague. La notion d’harmonie, en effet, « est de nature hétérogène, disputée entre deux arts, poésie et musique[13] ». Fidèle à « l’universelle analogie », elle ne cesse de permettre la métaphorisation musicale du poétique (et on se souvient qu’à l’origine le lyrisme est musique). C’est pourquoi elle parle, essentiellement, de la poésie, en même temps qu’elle est thématisée dans de nombreux poèmes. Omniprésente dans les arts poétiques hérités du classicisme, l’harmonie revient à un « je ne sais quoi » heureux, qui articule l’ordre des mots à l’ordre du monde. Et c’est bien à une dimension cosmique qu’elle ouvre, dans sa dynamique holiste, car elle contient la promesse d’une synthèse universelle. Dans Les Contemplations, le poète bucolique « écoute en lui-même une lyre » (p. 37), selon le principe d’une instrumentation intérieure qui accorde l’être avec le dehors, dans un grand mouvement de fusion cosmique. Hugo insiste sur cette double musique, personnelle et naturelle, dans la préface des Voix intérieures : « Si ce livre qu’on va lire est quelque chose, il est l’écho, bien confus et affaibli sans doute, mais fidèle, l’auteur le croit, de ce chant qui répond en nous au chant que nous entendons hors de nous[14]. »

Les Contemplations, par rapport aux Châtiments qui en ont déconstruit, dans l’urgence de la guerre déclarée par Hugo à l’usurpateur, le diptyque mémoriel/satirique d’abord conçu par l’auteur, constitueraient-elles donc un livre pacifié ? Capable de recouvrer une harmonie, c’est-à-dire de sortir du chaos et de la colère ? Hugo lui-même semble avoir pensé les choses ainsi : après avoir détaché et publié les pages du pamphlet, il a voulu faire paraître un livre de « vers calmes[15] », dont la nuance « bleue », celle que prennent les souvenirs exposés à la lumière de l’écriture, ferait pendant au « rouge » de la polémique contre le tyran. Cet effet de contraste, ainsi que la structure du livre (« Autrefois » versus « Aujourd’hui ») donne à lire une recherche de l’équilibre et de la mise en écho. À partir du point aveugle que constitue, affectivement, la mort de Léopoldine, redoublée politiquement par le coup d’État de Napoléon III, se construit une symétrie inversée, dans l’histoire aussi bien individuelle que collective ; elle manifeste à la fois l’harmonie perdue, et la tension vers une harmonie retrouvée, qui interroge le mystère de la création en attendant de se résoudre, avec confiance, dans l’eschatologie.

Cette tension entre deux temporalités donne tout d’abord deux orientations possibles à l’harmonie hugolienne, à condition d’omettre un temps sinistré, le présent (moment du deuil toujours recommencé, non-lieu de l’exil). C’est par exemple la lecture qu’en donne Pierre Albouy : dans la chronologie de la production hugolienne, il distingue deux périodes nettement clivées par l’exil. « Si la période qui va des Feuilles d’automne aux Rayons et les Ombres s’achève par Sagesse, qui correspond, sur le plan éthique du vécu, à l’harmonie, loi de l’univers et de la poésie, à partir de l’exil se dessine une curieuse tendance à effacer l’œuvre, pour finir[16]. » Selon lui, à une « poétique de l’harmonie[17] », capable de résorber la fêlure du moi dans sa voix, succède une « poétique de la transcendance », qui parle à partir de la rupture, au point de s’identifier à elle. L’harmonie telle que la conçoit Pierre Albouy, dans le droit fil d’une tradition majeure, équivaut à un processus d’alchimie du cri en chant : elle apprivoise les dissonances et les résorbe en discours musicalisé. Au contraire, d’après lui, la perturbation sans précédent de l’exil marque l’impossibilité définitive de renouer avec une harmonie intégratrice et lissante, ce qui entraîne une poétique nouvelle, en l’occurrence inversée, c’est-à-dire devenue radicalement étrangère à l’harmonie première de la voix lyrique.

Dans l’optique des Contemplations, l’harmonie serait-elle définitivement restée en arrière, dans le corpus antérieur aussi bien que les pages refermées d’un « Autrefois » ? Certes, les premiers livres des Contemplations commencent par poser un rapport euphorique au réel, en prenant acte de la surabondance de vie et de la plénitude sentimentale, à la faveur d’une ouverture rétrospective qu’exacerbe la conscience de la fin, contemporaine de l’écriture, c’est-à-dire aussi de la finitude.

 

Viens, bien-aimée ! N’entends-tu pas toujours

Dans nos transports une harmonie étrange ?

Autour de nous la nature se change

En une lyre et chante nos amours ! (« Un soir que je regardais le ciel », p. 164).

 

La musicalisation du monde exprime l’extase (dans une sorte de présent antérieur) des amants. Tout chante à l’unisson. « Un refrain joyeux sort de la nature entière » (p. 39). Ce temps-là, exempt du mal et de la mort, est essentiellement celui du lyrisme, voué à célébrer les heures heureuses. « Dans cette perspective, la dichotomie à laquelle Hugo se plaît à ramener son œuvre prend un sens : le noir aujourd’hui, temps de la contemplation, est rendu possible par un bel autrefois, époque bénie mais révolue où Ève « laissait errer ses yeux sur la nature » et faisait provision de réel. L’homo duplex ne serait donc plus le lieu d’un combat entre des forces contradictoires, mais une sorte de Janus dont la face passée regarderait vers le réel, tandis que le visage tourné vers l’avenir contemplerait l’infini[18]. » Une telle scission chronologique ne peut que se répercuter sur l’harmonie mise en œuvre, au sens où elle serait à la fois souvenir et promesse. Hugo n’est pas seulement hanté par une harmonie régressive, qui se fixerait dans la nostalgie d’un paradis originel ressuscité à volonté par le chant lyrique. Si l’harmonie hugolienne ne se laisse pas ramener au mythe d’un âge d’or à jamais perdu, serait-elle plutôt prospective, dans l’esquisse d’une utopie qui viendrait compenser les failles, voire combler l’« abîme » du réel ? Rappelons que vers 1854, Hugo commence la rédaction d’un poème qui sera La Fin de Satan. L’ange tombé, le rival de Dieu, est jaloux de la lumière. Mais il pourra être sauvé. La figuration du mal, dans Les Contemplations, ébauche ce tracé de la rédemption. « L’infini tout entier d’extase se soulève. / Et, pendant ce temps-là, Satan, l’envieux, rêve » (p. 40).

Cependant, si Hugo croit au progrès et met en scène les prémices d’une rédemption, il ne s’agit pas non plus, ou pas seulement, d’une harmonie sans cesse différée au futur, qui trouverait seulement à se formuler sur le mode optatif. Si l’harmonie hugolienne n’est pas réductible à un regard en arrière (paradis perdu), ni à un regard en avant (paradis à venir), elle coïncide bien plutôt avec l’incessante résolution en acte d’un conflit. La construction même du livre l’expose clairement : les grands moments d’élan et de joie ont pour pendants les jours sombres et arides où tout est retombé. Et c’est ce qui explique qu’une pensée de l’harmonie soit possible sans scandale, alors même que la fille aimée et la liberté sont enterrées, alors même que Hugo est proscrit et que son je vacille et souffre, au bord de la disparition et de l’aphasie. L’harmonie hugolienne, à la différence de l’harmonie lamartinienne par exemple, est violemment polarisée. Elle se situe au nœud des contradictions, et elle tire. Aussi les « vers calmes » des Contemplations sont-ils hantés et agités par le « calme sombre » du poète (« À Villequier », p. 296). Elle peut ainsi s’ancrer dans l’immédiateté d’un présent, même noir, au lieu de se déployer seulement sur le mode de la résurrection, profane ou sacrée, dans un passé idyllique ou bien au jour du Jugement dernier.

 

Poétique de la discorde

Plutôt que dans un présent pacifié, plutôt que dans un paradis perdu ou à venir, l’harmonie hugolienne doit avant tout être cherchée dans l’œil du cyclone, à partir duquel se propagent son risque et son credo. Certes, la poétique de Hugo peut rêver d’évacuer le mal et d’être sans mort. Mais, de même que la « poésie pure[19] » lui paraît impossible en ces temps de deuil et d’exil, l’harmonie pure, il en a conscience, serait une fiction qui l’empêcherait de coïncider avec le réel. Or, ce qu’il veut, lui, c’est rendre compte fidèlement de « ce chaos du siècle » (« Réponse à un acte d’accusation », p. 47), qui a pour écho le bouleversement de sa vie intime. C’est pourquoi on ne trouvera pas chez Hugo de « molle harmonie[20] », instaurant pour longtemps, à l’écart des drames individuels et collectifs, le bercement d’un simple état de paix. La particularité de l’harmonie hugolienne, au contraire, c’est d’être intégralement une harmonie heurtée, qui comprend la guerre et le chaos. Fidèlement à l’aphorisme d’Héraclite, elle tient l’équilibre précaire entre les forces en présence. « Ce qui est taillé en sens contraire s'assemble ; de ce qui diffère naît la plus belle harmonie ; tout devient par discorde[21]. » Elle est tendue comme les cordes de la lyre : « L’harmonie du monde provient des forces contraires, comme celle de la lyre et de l’arc[22] ». Elle donne vie et mort ; l’instrument de musique a la forme de l’arme qui peut tuer.

La préface de Cromwell, creuset révolutionnaire, a formulé explicitement le projet de l’esthétique hugolienne. L’écriture se nourrit simultanément du difforme et du beau, rit aux larmes et réconcilie la mort avec la vie. Ce que défend Hugo, ce n’est donc pas la « poésie pure », mais bien plutôt la « poésie complète », seule capable de refléter la complexité du réel. De sorte que « le drame est la poésie complète[23] », parce qu’il est le seul à prendre acte du mélange qui gouverne la création. « Sur l’homme, jeune ou vieux, harmonie ou souffrance, / Toujours la même mort et la même espérance » constate « Cérigo » (p. 369) dans Les Contemplations. La pensée chrétienne a fait de l’homme un être double, c’est-à-dire duel, partagé entre la matière et l’esprit. Ce qui anime la vie en permanence, c’est le « contraste », autrement dit, « cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés » : « le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète est dans l’harmonie des contraires ». Ce que Hugo ne cesse de chercher, par le mélange et l’antagonisme, ce n’est donc rien d’autre que la formule du réel en poésie, comme il l’écrit en préfaçant Les Chants du crépuscule, en 1835 : « Dans ce livre, bien petit cependant en présence d’objets si grands, il y a tous les contraires, le doute et le dogme, le jour et la nuit, le coin sombre et le point lumineux, comme dans tout ce que nous voyons, comme dans tout ce que nous pensons en ce siècle[24]. » La proposition forte que Hugo fait en littérature réclame la coprésence des opposés, parce qu’elle renoue avec l’évidence de la vie même, loin d’occulter dissonances et conflits. Et seule l’harmonie des contraires peut rendre compte de ce tout qui compose le réel.

C’est pourquoi l’harmonie hugolienne, selon sa singularité assumée, se présente avant tout, que ce soit de façon explicite ou implicite, comme une insurrection en acte contre certaines formes historiques qu’a pu prendre l’harmonie (antique-classique), à la faveur d’un renversement sémantique qu’autorisent d’autres époques (la pensée présocratique en particulier). Car elle s’oppose avec énergie à l’harmonie apollinienne, fondée sur la mesure et la maîtrise, et à sa longue tradition. « Quand l’harmonie règne, le poète peut se proclamer fils d’Apollon, car tout est mesure, rapport et proportion[25] ». Au contraire, l’harmonie hugolienne prend le parti de la danse macabre des mètres, dans la précipitation d’un monde emporté. La mort de la fille provoque une sorte d’arythmie cardiaque, parce qu’elle est attentat contre la chronologie, la jeune mariée mourant avant son père. « La perte des êtres chers[26] » a causé cette brisure, cette blessure de la terre ouverte par le tombeau, si bien que le sol manque. La mort prend le livre, l’ouvre et tranche à même la vie. Parce qu’elle est radicalement non-métaphorique, elle a cette action concrète ; elle prend cette valeur performative. La mort intervient directement dans le réel de l’écriture comme de l’écrivain. Elle tue. Elle fait taire. Comme elle décompose un corps, elle désagrège l’alexandrin en une succession discontinue de points[27]. Elle transforme les jours heureux en grandes plages naïves de babil et d’amour, et le présent, par opposition, en non-lieu où le je, spectre parlant, est indéfiniment condamné à vivre la mort. La dysharmonie semble devenir la loi d’un sujet désaccordé, tout comme d’un monde ravagé, qui a perdu son rythme, son ordre et sa mesure. Il serait à la fois mensonger et vain de vouloir bâtir une harmonie pure (développant ses qualités euphoriques/euphoniques) sur de telles ruines – ce serait détacher totalement la littérature du réel, à rebours de ce que réclame Hugo.

« Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait » note « Les Malheureux » (p. 389). La cacophonie est de l’ordre du constat. S’élève encore un « chant » qui émane d’un « orchestre », mais ce registre musical est placé sous le signe de « l’énorme » et du « monstrueux ». Dans un compte rendu des plus polémiques[28], Barbey d’Aurevilly, poète manqué, ce qu’on peut avoir tendance à oublier[29], se répand en accusations virulentes contre le vers hugolien. Excédé, révulsé par cette verve prodigieuse, qui ne fait pas même défaut à Hugo dans le profond silence de la mort et de l’exil, il n’hésite pas à le taxer d’emphase et de gongorisme (p. 559). « Nous ne mourons que de nos excès. Dans ce volume, l’artiste périt défiguré, enflé, énorme (le mot qu’il aime le plus et qui le peint le mieux). » L’adjectif énorme que souligne Barbey d’Aurevilly, pour en faire le terme de prédilection de l’écrivain qu’il épingle, doit s’entendre au sens fort : ce qui le choque tant chez Hugo, c’est ce qui excède la norme. Et Hugo le revendique en tant que tel. « Réponse à un acte d’accusation » ce manifeste rétrospectif, antidaté de vingt ans, produit un anti-art poétique qui fait de la révolution romantique un acte de sabotage contre les normes du passé. Or, à quoi ce dernier se résumait-il ? Au respect des lois de l’harmonie. Il en résulte un massacre fécond du « vers françois ». Le poème traduit l’exultation du saccage, en déclarant après coup la guerre à l’ancien canon esthétique, aux traités rhétoriques rigides, à un Beau jugé caduc. Le projet qu’affiche Hugo consiste donc à déborder les normes et faire sauter les cloisons, à désincarcérer la langue et à libérer, avec la prosodie, la pensée.

L’harmonie classique valait auparavant comme un discours prescriptif sur le vers, de sorte qu’elle s’identifiait à un bien-dire bardé d’interdits. Hugo, au contraire, provoque le chaos, dans une bacchanale créatrice. Pour appliquer son programme d’agression systématique, il a attenté aux codes du « bon goût », de sorte qu’il a « un peu cassé tout » (p. 55). Il se revendique « hideux », iconoclaste, incendiaire, violeur, jacobin : le poète « terroriste[30] » (p. 56) procède au sabotage de l’ancien système, dans « un style énorme et rugissant ». Et le style, c’est précisément l’insurrection du moi dans la langue, la marque de frappe et de fabrique du « génie » qui vient modifier de l’intérieur les codes de la diction. Aussi le poète appartient-il, non pas aux normes de l’harmonie classique, mais à l’énorme et au monstrueux : « Je suis ce monstre énorme » (p. 48). C’est, d’un geste premier, faire résonner la nouvelle harmonie, conquérante et autoproclamée, un peu sans doute au sens où le terme pourrait s’entendre dans « À une raison » de Rimbaud : « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie[31]. » Sur le plan de la prosodie, l’harmonie hugolienne joue donc à contresens par rapport à l’harmonie classique et la met à mal, dans sa prison prescriptive, mais aussi, notons-le, par rapport à cette autre pratique qu’est l’harmonie lamartinienne, faite de fluidité et d’euphonie jusqu’à la déliaison.

En ce sens, tout poème hugolien reste un polème (du grec polémos, guerre), plutôt que l’espace d’une paix acquise.

 

L’Esprit terrasse, abat, dissipe

Le principe par le principe ;

Il combat, en criant : Allons !

Les chaos par les harmonies,

Les éléments par les génies,

Par les aigles les aquilons ! (« Les Mages », p. 495)

 

Force qui va, l’Esprit « combat » avec des armes cosmiques, les « harmonies » corrigeant les « chaos », dans une psychomachie qui ne cesse de rejouer l’équilibre du monde. « Les Luttes et les Rêves » (troisième livre de la première partie) disent assez, eux aussi, sur le plan humain, la conflictualité politique d’une telle harmonie, qui fait entendre les voix des grands muets de l’Histoire, ces gens du peuple livrés à la misère – mais elles grincent et crient[32]. C’est en quoi l’harmonie hugolienne ne désarme pas. Elle propose une pensée totale du monde et ne fait pas d’exclus : ni les enfants laborieux, ni les oiseaux communs qu’on appelle moineaux. Parce que la vie est une chose mêlée, tout, dans le livre, y est représenté. Le minuscule y culmine, et on entend chanter des voix qui n’avaient pas droit de s’élever, jusque-là, en poésie. Le locuteur continue lui-même, en filigrane, le combat contre Napoléon III. Face à la mort comme à la tyrannie, il adopte la même posture intenable, qui sert de moteur efficace à l’écriture : il acquiesce et il n’accepte pas ; il se résigne et il se bat. « De là ces turbulences, ces accumulations, ces écroulements de vers, ces masses d’images orageuses, emportées avec la vitesse d’un chaos qui fuit[33] », écrit Baudelaire, réceptif au maelström de l’écriture hugolienne. 

Les deux figures de style sur lesquelles s’appuie cette harmonie percutante sont, essentiellement, l’antithèse et l’oxymore. Car l’antithèse opère le choc des contraires et met en tension l’univers.

 

Le monde est sombre, ô Dieu ! l'immuable harmonie

Se compose des pleurs aussi bien que des chants ;

L'homme n'est qu'un atome en cette ombre infinie,

Nuit où montent les bons, où tombent les méchants. (« À Villequier », p. 298)

 

Les exemples pullulent de ces alliances de contraires, lesquels, loin d’être contre-nature, importent dans l’art la possibilité d’être vrai, en reproduisant le réel sans l’édulcorer ni l’amputer d’un de ses éléments. Fange et firmament se répondent. Le poète, qui se déclare à la fois « épris d’ombre et d’azur » (p. 108), offre au lecteur « cette humble et haute poésie ». Plus de style bas ni de style élevé, de langue qu’on méprise ni de lexique châtié. L’oxymore, quant à lui, précipite encore davantage les contraires l’un vers l’autre et les hybride au point d’en faire une seule et même réalité : « Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit » (p. 513). De telles figures fulgurantes ne sont pas réductibles à des procédés qui tourneraient aux tics rhétoriques, offrant matière facile à la caricature. Elles émanent d’une pensée fondamentale de la vie et du monde, en réactivant le principe antique de la coincidentia oppositorum. Plus qu’un rapprochement, ces harmonies visent l’impact. De même que le chaos est créateur, elles font entrer en littérature de nouvelles réalités qui n’avaient pas droit d’y figurer, par une poétique volontairement choquante de la collision (à quoi doit répondre, plus encore que l’émotion, la commotion du lecteur). Elles ne se contentent pas de mettre en présence les antagonismes, comme jamais encore la littérature ne l’avait osé ; elles manifestent l’entrechoquement à l’œuvre dans la pensée hugolienne de l’harmonie, en restituant au plus près la lutte sans cesse reconduite, portée à un point d’épure et d’incandescence absolus, entre vie et mort, ombre et lumière – une forme d’agonie, si on entend dans le mot, suivant son étymon, le long combat crucial qui s’y livre. Une telle scénographie poétique dépasse infiniment la littérature.

Les Contemplations approfondissent ainsi la logique d’une vision binoculaire. Aucun des éléments contraires ne l’emporte. La face claire et la face sombre s’illuminent réciproquement dans leur compatibilité forcée. Ce n’est pas que le bien et le mal s’équivalent, loin de là. C’est qu’ils sont tous deux des principes actifs qui travaillent aussi bien l’univers que l’écriture, sa réplique microcosmique. Ce n’est pas que le poète se contente de laisser coexister des choses éparses dans leur différence. Il les rend l’une avec l’autre, l’une non sans l’autre, mais aussi l’une par l’autre, dans leur mode d’apparition propre, de sorte que c’est en creusant les contrastes qu’il peut restituer le plus exactement l’unité profonde de ce qui est. Aussi les met-il en rapport les unes avec les autres pour obtenir la densité d’un tissu qui n’est autre que le réel. La métaphore du tissu textuel se retrouve par exemple à la fin de « Suite » :

 

Et sur l’homme, emporté par mille essors farouches,

Tisser, avec des fils d’harmonie et de jour,

Pour prendre tous les cœurs, l’immense toile Amour. (p. 62)

 

La prosopopée du « mot » dit le pouvoir de mise en relation du langage, en même temps que son pouvoir de réparation. Le filet prédateur du Verbe devient, décliné sous son jour positif, une toile littéralement religieuse, c’est-à-dire reliante. De même, le poème intitulé « Unité » fait, exemplairement, de la « petite fleur » éphémère le double miniaturisé du soleil (p. 99), et tout aussi rayonnant, à son échelle. Nulle saute ni maillon manquant dans la chaîne de la création : tout se répond.

Un tel fonctionnement analogique a pu être pointé dans l’économie même des Contemplations, où le deuil de la fille a pour pendant le deuil de la liberté confisquée par Napoléon III : les événements se font écho, et alimentent une cohérence au cœur même de la destruction et de la négation (« À celle qui est restée en France »). La fonction du poète consiste précisément à restaurer l’harmonie, au regard du désordre et du désespoir. Elle est, à plus large échelle que le moi, un principe d’action sociale destinée à résorber la misère et le chaos. « Cette vie imposante de l’artiste civilisateur[34], ce vaste travail de philosophie et d’harmonie, cet idéal du poème et du poète, tout penseur a le droit de se les proposer comme but, comme ambition, comme principe et comme fin[35]. » Si les « mages » sont des figures éclairantes et nécessaires aux hommes, c’est parce qu’ils se chargent de l’avenir de la civilisation. C’est en son nom qu’ils retissent le réel déchiré. L’harmonie n’est pas seulement une qualité esthétique du chant ; elle relève aussi de la responsabilité éthique du poète.

 

Croire au lisible

La notion d’harmonie fait rempart à la désertion du sens. Elle comprend la mort dans un dessein plus vaste, qui en résorbe en partie le tragique. Les critiques tendent à faire de Hugo l’annonciateur des correspondances baudelairiennes et des décryptages symbolistes[36] ; mais il faudrait avant tout le restituer à un grand courant de pensée antérieur, qui emprunte à la pensée analogique médiévale aussi bien qu’au romantisme allemand, eux même inspirés de Pythagore et Platon. Hugo remotive ce grand lieu commun qu’est l’harmonie du monde[37] en l’intégrant à sa poétique. De même que le moi est compris dans la nature, la voix lyrique chante à l’unisson du grand bruissement dehors. Le contemplateur sera donc celui qui sait décrypter les correspondances entre les choses de la nature et le sujet lui-même, comme il le note dans En Voyage II :

 

Vous savez, mon ami, que pour les esprits pensifs, toutes les parties de la nature, même les plus disparates au premier coup d’œil, se rattachent entre elles par une foule d’harmonies secrètes, fils invisibles de la création que le contemplateur aperçoit, qui font du grand tout un inextricable réseau vivant d’une seule vie, nourri d’une seule sève, un dans la variété, et qui sont, pour ainsi parler, les racines mêmes de l’être[38]

 

L’esprit pensif tisse des liens, et relie en « réseau » les éléments séparés afin de restituer l’unité du tout. Pour être opératoire, la notion d’harmonie s’articule à partir de la pensée, centrale, de l’Un : c’est ainsi que le poète touche aux « racines […] de l’être ». Parce qu’il sait lire à même la nature, il peut encore écrire. Résistant à l’aphasie, il connaît « l’alphabet des grandes lettres d’ombre » (« À propos d’Horace », p. 78). « Heureux l’œil éclairé de ce jour sans nuage, / Qui partout ici-bas le contemple et le lit[39] ! » préludait avant lui Lamartine dans « L’Idée de Dieu » : cet « alphabet de feu » qui échappe au savant, parce qu’il n’y voit que de « vains caractères » dont le « sens s’est perdu », révèle pour le croyant l’éternelle « lettre sacrée » : « Lui seul ! » De même, l’écrivain divin, dans Les Contemplations, a laissé des signes qui bruissent du « poëme inouï de la création » (p. 39). Leur dissémination n’est pas l’occasion d’un nouveau deuil, sans appel, qui serait celui du sens. Elle appelle un déchiffreur. La signification demeure éparse, menacée, mais elle est encore susceptible de se manifester, comme en anamorphose, pour celui qui sait, malgré la dispersion et l’entropie des phénomènes, adopter le point de vue à partir duquel se révèle le sens total du réel. Le livre des Contemplations est donc construit en miroir avec le livre divin[40], de même que le moi du lecteur se reflète au miroir du poète, et que l’auteur reste la seule figuration possible de Dieu. Le livre de poésie revient à une herméneutique : le poète interroge le divers des phénomènes et les relie entre eux pour leur donner une trame cohérente, même si le deuil vient ponctuellement la couper. De fait, le verbe contemplari, en latin, appartient à la langue augurale, et incite à interpréter les présages.

Dans ses Harmonies poétiques et religieuses, Lamartine ne se contentait pas de juxtaposer des harmonies poétiques à côté d’harmonies religieuses : il postulait d’emblée la portée métaphysique du poétique. Il donnait au lecteur des psaumes modernes. En ce sens, Hugo reprend le même système. En effet, loin d’être incompatible avec la « poétique de l’harmonie », encore assez proche de l’harmonie lamartinienne, qui innervait le lyrisme hugolien dans les années 1830, la « poétique de la transcendance » que pointait Pierre Albouy[41], et qu’il fondait sur la rupture, n’exclut en rien l’immense projet d’harmonisation du monde qui demeure l’obsession hugolienne – et qui se trahira aussi par le choix de l’épopée, avec La Légende des siècles, malgré les lacunes du sens et les écroulements de l’Histoire. Mais d’une part, on l’a vu, le mot « harmonie » est à entendre chez Hugo en un sens plus large, présocratique, anticlassique, qui comprend son contraire et fait du chaos une arme (au principe, donc, d’une poétique de la discorde revendiquée) ; d’autre part, l’harmonie, en tant qu’elle est fusion cosmique et chœur céleste, appartient à l’ordre de la parousie. À ce titre, elle peut être apposée à la trinité d’attributs qui désignent Dieu : « Dieu, triple feu, triple harmonie,/ Amour, puissance, volonté » (« Les Mages »). Elle doit se manifester au jour du Jugement, quand la création aura rejoint Dieu, après avoir gravi les échelons qui la sauveront de la chute : « Oh ! comme vont chanter toutes les harmonies ! » (« Ce que dit la bouche d’ombre », p. 532). Le temps est au futur de l’indicatif : la prophétie appartient à l’ordre du réel. Sur le plan moral, l’harmonie divine effacera la fausse note du mal. La contemplation hugolienne, par sa façon d’écouter le cosmos pour le rendre compréhensible et par son identification de la musique au divin, reprend fidèlement la tradition chrétienne. Elle se définit ainsi comme un geste augural qui répète largement, entre autres, la démarche lamartinienne, mise en œuvre dès les Méditations, et s’inscrit dans la continuité d’un corpus (à l’échelle de Hugo comme de la civilisation occidentale) capable d’architecturer le tout et de restaurer l’Un : elle écoute le temps dans son écoulement discret en se situant à la source du vécu, unique-commun, donc interchangeable. Elle fait l’« autobiographie de tout le monde[42] ». En écho à la pensée platonicienne et chrétienne de l’harmonie du monde, qui engage celle du moi, elle orchestre par le chant lyrique, non sans mélancolie ni tensions, les grandes étapes du vivant, promis à réintégrer la musique cosmique. Ce faisant, elle vise à inventer un rapport intégral au réel, dans le déploiement d’une histoire individuelle et collective qui doit progressivement résorber le chaos dans l’harmonie.

 

 

Ainsi, le livre des Contemplations, « ce don mystérieux de l’absent à la morte » (« À celle qui est restée en France », p. 540), bien qu’il soit grevé de mort et d’exil, n’est pas pour autant un livre en deuil du sens ni de l’espérance. Opérant sur différents plans, la notion complexe d’harmonie permet d’articuler plusieurs sens, même divergents, et de nouer ensemble des dimensions diverses. Depuis « autrefois », elle fait entendre ses concerts amoureux et chante la rémanence lyrique du bonheur ; sur le mode anticipateur, voire apocalyptique, de la vision, elle sert aussi, suivant le dogme de la révélation progressive, de clef de voûte à la sotériologie hugolienne. C’est pourquoi elle demeure, en même temps que le ferment actif d’une poétique nouvelle, un puissant vecteur théologique. Mais surtout, l’harmonie doit s’entendre en acte, rejouée dans chaque poème, comme la lutte des éléments entre eux, à la faveur d’une concordia discors qu’assume le vers révolutionnaire de Hugo. Car la littérature rejoint enfin le réel. Le romantisme a produit cette rencontre, quitte à liquider les normes anciennes. La poétique hugolienne cherche méthodiquement le choc des contraires, par avidité du vrai, volonté de refléter la somme de ce qui est. C’est pourquoi le poème, conçu, contre les lois de l’harmonie classique, à l’image du réel, ne peut que défendre une harmonie polémique. À cette condition, il devient lui-même un univers qui met en abyme la création divine, à partir d’une bouche d’ombre, moi sans ego, homme exilé de sa condition qui est à la fois partout et nulle part. Les Contemplations, édifiées en tombeau autour d’un effondrement central, donnent à lire une nature « énorme », reflet d’une création incompréhensible, lestée de tout son poids de mal, mais remontant peu à peu vers Dieu, hantée de musiques et de cris dans un éblouissement sombre.


[1] « Étudier le fonctionnement d’un label générique, ce sera savoir comment agit le recours aux genres dans l’engendrement et dans la réception des textes » écrit Marielle Macé (« Le nom du genre, quelques usages de l’“essai” », Poétique n°132, décembre 2002, Paris, Seuil, p. 401-402.)  

[2] Alphonse de Lamartine, Avertissement, Harmonies poétiques et religieuses, Paris, Hachette et Cie, Furne, Jouvet et Cie, 1879, p. 1.

[3] Alphonse de Lamartine, « Lettre à M. d’Esgrigny », ibid., p. 35-36.

[4] Avertissement, ibid., p. 3.

[5] Hugo, Les Contemplations, p. 26.

[6] Selon Jean Gaudon, s’attachant à la genèse des Feuilles d’automne dans les années 1830, les pastorales de la vallée de la Bièvre, écrites à travers le regard d’Olympio, décèlent surtout en Hugo un lecteur de Lamartine, et manquent d’originalité, quand ils évoquent les « harmonieuses voix » ou le « bruit harmonieux » de la nature (p. 58-59). À propos du poème « Pan », il note : « il importe assez peu, en fin de compte, que les souvenirs de Virgile et les imitations de Lamartine jouent dans ce poème un rôle plus important que les images proprement hugoliennes » (Jean Gaudon, Victor Hugo, Le temps de la contemplation, Paris, Champion, 2003, p. 60.)

[7] Quand Lamartine lui envoie ses Harmonies poétiques et religieuses, Hugo y répond le 20 juin 1830 par une ode extrêmement laudative, « À M. de Lamartine », qui le décrit en Christophe Colomb de la poésie, capable de trouver un nouveau monde. « Moi, je cherchais un monde aussi ! » s’exclame le locuteur, sous le coup d’une émulation fraternelle. Le poème figurera dans Les Feuilles d’automne, en 1831. 

[8] Fontenay écrit à propos de Hugo dans son Journal intime, le 6 septembre 1832 : « Il s’ouvre à moi franchement : il veut la première place. – Du moins qu’on laisse la postérité décider ; il a pour le moins la prétention d’égaler Lamartine ; qu’au moins on n’assigne point à ce dernier de prééminence. – S’il savait ne devoir point primer, prendre rang au-dessus de tous, il se ferait demain notaire » (cité par Jean Gaudon, Victor Hugo, le temps de la contemplation, p. 434).

[9] Victor Hugo, Les Contemplations, édition présentée et annotée par Ludmila Charles-Wurtz, Le Livre de Poche, 2002, p. 25.

[10] Victor Hugo, Odes et Ballades, préface de 1822, éd. de Pierre Albouy, Poésie/Gallimard, 1964, p. 19.

[11] Charles Baudelaire, « Victor Hugo », Revue fantaisiste, 15 juin 1861, cité par L. Charles-Wurtz dans Les Contemplations, dossier, p. 572. 

[12] Ibid., p. 570.

[13] Aurélie Loiseleur, L’Harmonie selon Lamartine, utopie d’un lieu commun, Paris, Champion, 2005, p. 21.

[14] Victor Hugo, Les Voix intérieures, préface, Poésie/Gallimard, éd. de Pierre Albouy, 1964, p. 131.

[15] Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice, Bibliothèque Charpentier, Eugene Fasquelle éditeur, 1909, p. 39. 

[16] Pierre Albouy, « Hugo, ou le Je éclaté », Romantisme n°1-2, L'impossible unité? 1971, p. 64.

[17] « Dans la manière d’avant l’exil, en laissant de côté l’œuvre antérieure à 1830, une poétique de l’harmonie résout le problème du moi, de ses « fêlures » et de ses voix. Mais – et c’est la caractéristique singulière de Hugo –, avec l’exil et, essentiellement, les Contemplations, le même poète élabore une nouvelle poétique, qui diverge de celle de l’harmonie, et que nous définirons comme une poétique de la transcendance. Si, avant l’exil, les voix s’épanchaient par les fissures du moi que, du même coup, elles colmataient et, pour ainsi dire, enrobaient, maintenant, dans l’exil, la voix non seulement jaillit de la rupture, mais assure la rupture, est, elle-même, rupture » (Pierre Albouy, ibid., p. 54.)

[18] Jean Gaudon, Victor Hugo, Le temps de la contemplation, op. cit., p. 41.

[19] « J’ai pensé, – et autour de moi c’est l’avis unanime, – qu’il m’était impossible en ce moment de publier un volume de poésie pure. Cela ferait l’effet d’un désarmement, et je suis plus armé et plus combattant que jamais. Les Contemplations en conséquence se composeront de deux volumes, premier volume : autrefois, poésie pure. Deuxième volume : aujourd’hui, flagellation de tous ces drôles et du drôle en chef. » (Victor Hugo – Jules Hetzel, Correspondance, I (1852-1853), texte établi, présenté et annoté par Sheila Gaudon, Klincksieck, coll. « Bibliothèque du XIXe siècle », 1979, p. 146.) 

[20] Alphonse de Lamartine, « Invocation du poëte », Harmonies poétiques et religieuses, op. cit., p. 263.  

[21] Héraclite, Traduction et Commentaire des Fragments (1959), Abel Jeannière, éd. Aubier Montaigne, 1985, p. 106.

[22] Comme le souligne Léo Spitzer, l’arc et la lyre sont deux attributs d’Apollon et présentent la même forme : « L’esprit grec a su voir l’harmonie au sein de la discorde et entendre la symphonie triompher des voix discordantes », de sorte que « nous lui devons la première vision du monde perçu à travers le prisme d’une harmonie calquée sur la musique, un monde semblable à la lyre d’Apollon » (« La Notion d’harmonie du monde dans l’Antiquité et les premiers siècles chrétiens, L’Harmonie, sous la direction de Christophe Carraud, Institut des Arts Visuels, Orléans-Meaux, 2000, p. 25-26).

[23] Victor Hugo, Préface de Cromwell, Petits classiques Larousse, 2009, p. 39.

[24] Victor Hugo, Les Chants du crépuscule, préface, Poésie/Gallimard, éd. de Pierre Albouy, 1964, p. 18.

[25] Aurélie Loiseleur, L’Harmonie selon Lamartine, utopie d’un lieu commun, op. cit., p. 22.

[26] Victor Hugo, Les Contemplations, p. 27.

[27] Victor Hugo, à la date du 4 septembre 1843, Les Contemplations, p. 274. Notons que Le Voyage en Orient de Lamartine, publié en 1835, présente un dispositif similaire : devant les ruines de Balbek, dans un retour au vers qui se substitue à la prose, Lamartine se décrit comme un homme « sans mémoire et sans postérité », « assis sur la vaste ruine », quand le poème est soudain interrompu par une ligne de points de suspension, avec cette simple mention : « le reste est trop intime » (Voyage en Orient, édition de Sophie Basch, Folio classique, Gallimard, 2011, p. 435.)

[28] Barbey d’Aurevilly, « Les Contemplations », Le Pays, 19 et 25 juin 1856 (cité par L. Charles-Wurtz dans son édition des Contemplations, dossier, p. 557 et sq.)

[29] Mathilde Bertrand, Pour un tombeau du poète. Prose et poésie dans l’œuvre de Jules Barbey d’Aurevilly, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix‑neuviémistes », 2011.

[30] Voir Laurent Jenny, La Terreur et les Signes, poétiques de la rupture, Gallimard, 1982.

[31] Arthur Rimbaud, « À une raison », Illuminations, préface de René Char, éd. de Louis Forestier, Poésie/Gallimard, 1999, p. 217.

[32] Commentant, en 1831, le recueil antérieur des Feuilles d’automne, Sainte-Beuve, tout en louant l’approfondissement de la vie intime à laquelle lui semble procéder Hugo, lui reproche de privilégier les harmonies de la nature au détriment de la partition sociale : « il croit la nature meilleure pour cela que l’homme, et il trouve au monstrueux Océan une harmonie qui lui semble comme une lyre au prix de la voix des générations vivantes. L’Océan n’a-t-il donc, ô poëte, que des harmonies pacifiques, et l’humanité que des grincements ? » (Charles Augustin Sainte-Beuve, Portraits contemporains, I, Michel Lévy frères éditeurs, 1871, p. 425.)

[33] Charles Baudelaire, « Victor Hugo », Revue fantaisiste, 15 juin 1861, cité par L. Charles-Wurtz dans Les Contemplations, dossier, p. 572.

[34] Notons que de 1852 à 1854, Lamartine fait paraître en trois tomes Le Civilisateur : histoire de l’humanité par les grands hommes.   

[35] Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres, préface, Poésie/Gallimard, éd. de Pierre Albouy, 1964, p. 239.

[36] Cf. par exemple Jean Gaudon, Victor Hugo, le temps de la contemplation, op. cit., p. 29.

[37] Dans son étude historique des significations, Léo Spitzer montre que l’idée platonicienne et pythagoricienne d’harmonie du monde, qui met en rapport l’ordre qui régit le cosmos et l’âme humaine, « fut reprise avec enthousiasme par la littérature latine chrétienne » (« La notion d’harmonie du monde dans l’Antiquité et les premiers siècles chrétiens », op. cit., p. 34).

[38] Hugo, En Voyage II, p. 352, cité par Jean Gaudon, Victor Hugo, le temps de la contemplation, op. cit., p. 29 

[39] Alphonse de Lamartine, « L’idée de Dieu », Harmonies poétiques et religieuses, op. cit., p. 195.

[40] « L’assimilation de la nature à un livre rend le visible lisible : lire et voir sont une seule et même activité, consistant en un lent déchiffrement des signes divins » (Ludmila Charles-Wurtz, Les Contemplations de Victor Hugo, Foliothèque, Gallimard, 2001, p. 119).

[41] Pierre Albouy, « Hugo, ou le Je éclaté », op. cit., p. 54.

[42] « La poésie est autobiographie de tout le monde. / La Poésie est autobiographie de personne. » Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, 1995, p. 138.)